Island Peak (6193 m.)

1993

«Good morning, Sir! Tea?» Il est 6 heures du matin et il fait -10°. Je sors un bras du sac de couchage, cassant la couche de givre, et entr'ouvre la tente; un autre bras me tend une tasse de thé brûlant (surtout, ne pas la renverser!); au bout du bras, le sourire du Kitchenboy, sans doute levé depuis deux heures. Dans cinq minutes, suivra une bassine d'eau chaude (quand donc comprendront-ils qu'on n'a aucune envie de se raser par -10°?); après, ce sera le petit déjeuner. Ce n'est pas une forme moderne de l'esclavage, c'est la prestation habituellement fournie par les très efficaces agences de trekking1 du Népal, l'un des pays les plus pauvres mais aussi les plus accueillants de la planète. C'est mon troisième séjour dans ce pays, que je retrouve toujours avec le même plaisir, pour le parcourir par monts et par vaux (surtout par monts). Cette fois-ci, l'objectif est un sommet de 6000 mètres, l'Island Peak ou Imja Tse, dans le massif de l'Everest, après une marche d'une dizaine de jours.

Situé à 28° de latitude N, au nord du sous-continent indien, le Népal est un royaume indépendant2 de 18 millions d'habitants, au 5e ou 6e rang mondial pour le revenu par tête (en partant du bas). Malgré cette extrême pauvreté, on est frappé par la gentillesse et la bonne humeur des Népalais en arrivant à Kathmandou; la religion y est sûrement pour beaucoup3. La brique et le béton n'ont pas encore réussi à détruire le charme de cette ville, qui compte peut-être autant de temples que d'habitations. Il y a tout de même 10000 voitures et aucun code de la route; d'où une joyeuse pagaille qui change de la morosité parisienne!

Lukla

21 octobre: enfin le départ pour Lukla et son minuscule aéroport, en plein cœur du pays Sherpa4. Nous nous entassons dans une réplique chinoise de Twin Otter. Très vite nous survolons un paysage entièrement façonné par l'homme, rizières en terrasses et habitat très dispersé. Au loin les géants de l'Himalaya émergent des nuages dans un total anonymat; seuls les spécialistes reconnaissent le Gaurisankar (7145 m.) qui passa longtemps pour le plus haut sommet du monde. Bientôt la piste en terre apparaît, sur un replat entre montagne et précipice. Détail: nous volons sur la moins chère des compagnies privées, qui possédait trois avions du même type; l'un d'eux gît en bordure de piste, une roue ayant cédé... Le contact n'est cependant pas trop brutal, et ô miracle! le pilote réussit à immobiliser son appareil à l'endroit prévu, trente mètres avant le talus. Aussitôt le Sirdar5 s'affaire, retrouve les cuisiniers, recrute porteurs et bêtes de somme. Après deux heures passées à soupeser les charges et négocier les salaires, la caravane s'engage sur l'«autoroute» de l'Everest et remonte la vallée de la Dudh Kosi (la rivière de lait).


Namche Bazar et le Kwangde Ri (6193)

23 octobre: au fond de la vallée, raide montée à Namche Bazar, la capitale des Sherpa, située dans un amphithéâtre à 3500 mètres. Namche, c'est un peu le Chamonix du Népal: l'activité touristique et hôtelière a remplacé le commerce avec les caravanes venues du Tibet. On y trouve de tout, du mousqueton au duvet en passant par les broches à glaces russes (si vous avez confiance...). Une journée de repos est indispensable pour l'acclimatation; après une courte montée sur la crête voisine, nous dépassons un altiport pour touristes fortunés candidats au MAM6, un hôtel japonais aux tarifs non moins japonais, et c'est le choc: les plus hautes montagnes du monde sont là, proches à les toucher (en fait à 15 km). Tout d'abord la silhouette élancée de l'Ama Dablam (6828), le Cervin de l'Himalaya, puis les 3500 mètres de l'impressionnante face sud du Lhotse (8501). L'Everest enfin apparaît entre deux nuages, sommet gris sans personnalité.


les lacs de Gokyo et le Cho Oyu

25 octobre: alors que notre objectif est à l'est, au pied du Lhotse, nous partons plein nord, pour perdre du temps à 4000 mètres: une bonne acclimatation est à ce prix... Nous allons remonter la vallée de la Dudh Kosi jusqu'à sa source; étape à Machhermo, où en 1974 le Yéti a enlevé une jeune fille et dévoré trois yaks (dixit le rapport de police)... Bien entendu , nous ne verrons aucune trace de l'abominable hominidé ce jour-là. Voici Gokyo, alpage curieusement coincé entre montagne et glacier, dominé par le Cho Oyu (8153), puis nous renvoyons les bêtes vers la vallée et entamons bistare7 la montée au col du Chola La (5350); les members8 sont essouflés, les sherpas fument tranquillement une cigarette, les porteurs sont pieds nus dans la neige (ça tient mieux, disent-ils...)


Island Peak face W

29 octobre: Dingoche, le dernier village (4320): quelques maisons basses, des champs de pommes de terre entourés de murs en pierre sèches. l'Island Peak est en vue, au pied du Lhotse et en face de l'Ama Dablam. Le Makalu (8475) émerge à l'horizon. Tout est ici hors de proportion: moraines (interminables), glaciers (gigantesques), couloirs (vertigineux), avalanches (silencieuses et dévastatrices). Paris tiendrait sans peine sur la glacier du Lhotse. Encore deux jours et nous sommes au camp de base de l'Island Peak. Une journée de repos à 5120 mètres, pendant que les sherpas équipent la montagne; ils poseront 150 mètres de cordes fixes et feront l'aller-retour en cinq heures: décourageant!

1er novembre: sommet! Après 3 heures de montée dans les cailloux, à chercher sa respiration dans le noir, nous prenons pied sur le glacier au lever du soleil; nous évoluons ensuite dans une aquarelle de Samivel: vastes ondulations étincelantes et arêtes finement découpées, se détachant sur un ciel noir d'encre. Inévitable embouteillage au pied des cordes fixes, et nous pouvons enfin nous photographier au sommet, façon Herzog; les couleurs familiales flottent à 6173 mètres.



1to trek, faire route; randonner, quoi
2unifié depuis 1768 par la dynastie Shah, qui règne encore aujourd'hui (rien à voir avec l'Iran); rappelons que le Népal n'a jamais été colonisé par les Britanniques
3officiellement 15% de bouddhistes, 85% d'hindouistes; en fait les deux religions sont souvent mêlées en un harmonieux syncrétisme
4au sens ethnique; ne pas confondre avec la fonction de sherpa (guide de montagne)
5chef des sherpas
6Mal Aigu des Montagnes
7lentement
8touristes, en anglo-népalais de base



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