Cordillera Blanca

1999

Juin 1999: alors que la France essaie de s'intéresser aux élections européennes, Terres d'Aventure organise une expédition restreinte (trois inscrits... dont votre serviteur) au Pérou, dans la Cordillera Blanca. C'est en théorie l'hiver austral, en fait la saison sèche, la plus propice aux ascensions (de toute façon il fait 20° toute l'année au Pérou).

La Cordillère Blanche sépare le Pérou central en deux zones bien distinctes: les nuages venus d'Amazonie arrosent abondamment le versant est, couvert d'une forêt d'autant plus impénétrable qu'on descend en altitude; à l'ouest, les quelques nuages qui ont réussi à franchir la cordillère assurent un climat tempéré dans le Callejón de Huailas, longue vallée suspendue entre cordillère Blanche et Cordillère Noire. Plus à l'ouest, la sécheresse prévaut jusqu'à la côte pacifique, parfaitement aride (en comparaison le Ténéré ferait figure de bocage normand). La côte est longée par le courant de Humboldt, glacial, qui n'assure qu'un brouillard permanent, la garúa. Lima, la capitale, acquiert de ce fait un charme douceâtre mais résolument neurasthénique; un séjour prolongé est déconseillé aux dépressifs.

Lima, donc, premier contact avec le continent après douze heures de vol depuis Paris via Houston. Beaucoup de bruits circulent sur l'insécurité régnant dans cette partie de l'Amérique latine; disons qu'il vaut mieux éviter de se promener seul de nuit dans les grandes villes et sur les lieux touristiques (par contre, aucun problème n'est à craindre en montagne). Evacuons le problème du terrorisme: la politique... énergique du président Fujimori a réduit à néant l'influence du Sendero Luminoso et autres Túpac Amaru. Certaines régions sont toutefois interdites aux touristes pour cause de trafic de drogue... ou de guerre larvée avec l'Equateur.

Rien à Lima ne date d'avant 1746, date du dernier tremblement de terre important. Le centre ville — baroque haussmannien — a une certaine allure, les quartiers périphériques sont plus impersonnels. Nous n'avons guère le temps de nous attarder, une longue journée de bus nous attend pour parcourir les 300 kilomètres qui nous séparent de Huaraz, le Chamonix de la Cordillère Blanche. Nous empruntons une ligne très locale — les transports Rodriguez —, tellement locale que le bus tombe en panne à la sortie de Lima. Une heure de pause et nous repartons le long de la route panaméricaine, qui traverse d'abord 30 kilomètres de bidonvilles, puis des dunes impressionnantes dans le désert évoqué plus haut, où les seules ressources sont l'élevage du poulet en batterie et la récolte du guano (pour savoir ce qu'est le guano, relisez Tintin: le temple du Soleil).

A Paramonga, nous bifurquons vers l'intérieur du pays et commençons la montée vers le paso de la Fortaleza, un col à 4080 mètres d'altitude qui donne accès au Callejón de Huailas. La végétation fait une timide apparition vers 2000 mètres et s'étoffe à mesure que l'on monte, pour arriver à une sorte de lande écossaise quand on prend pied sur l'altiplano. Ça devrait être le pays des alpagas, mais en trois semaines je n'ai aperçu que trois de ces chèvres au long cou. Ils existent pourtant puisqu'on vend dans les boutiques de luxe pulls et écharpes en alpaga... Pour une description précise de ces charmantes bestioles, voir Tintin, op. cit.

A Huaraz (3090 m.), principale ville de la cordillère, nous nous installons chez l'habitant — l'habitant est expert glaciologue et dispose d'une connexion Internet — et faisons connaissance de Felipe, notre cuisinier et intendant; c'est lui qui se chargera, avec une efficacité sans faille, du ravitaillement et du recrutement des mules. Après une journée de repos, nous partons, en 4x4 puis à pied, vers un sommet d'acclimatation, le Maparaju (5326 m.). Deux jours plus tard, nous sommes de retour, prêts à affronter l'Alpamayo.

L'Alpamayo vu du Pisco

L'avantage de la Cordillère Blanche est d'être très accessible aux petits groupes, dotés d'une logistique réduite: les camps de base ne sont jamais à plus de deux jours de marche d'un village, toujours desservi par une noria de collectivos, des minibus tous-terrains très bon marché (quasi-monopole d'une marque japonaise bien connue).

L'Alpamayo, une pyramide élancée de 5957 mètres, se dresse au bord de la quebrada Santa Cruz; «La montaña más bella del mundo» selon les Péruviens, fut gravie par l'expédition franco-belge de Raymond Leiniger et Claude Kogan, en 1951.

«L'Alpamayo, comme de très rares œuvres d'art, nous a donné le sentiment du parfait... Forme pure jaillie du chaos, la pyramide sommitale semblait prendre son élan dans la masse tourmentée du glacier» (Nicole Leiniger)


voie Ferrari à l'Alpamayo

Les premiers ascensionnistes avaient emprunté la longue arête nord; c'est par les cannelures de la face ouest que la montagne est généralement gravie; la voie Ferrari, maintenant voie normale de l'Alpamayo, emprunte la cannelure centrale — celle qui débouche le plus facilement au sommet. Après deux jours de marche le long d'une vallée idyllique, parsemée de lacs turquoise, nous installons le camp de base vers 4500 mètres, en compagnie de quelques autres candidats au sommet de toutes nationalités. Camp 1 cinq cents mètres plus haut au bord du glacier; nous décidons de court-circuiter le camp 2, ce qui nous évite un portage de tentes et de nourriture... Le lendemain, nous abordons le col de l'Alpamayo au lever du soleil; des équipes descendantes qui ont "buté" nous tiennent des propos alarmistes sur la rimaye et l'état de la glace. En fait, la rimaye, bien que surplombante, ne fait que deux mètres de haut et la glace s'avère idéale pour la progression. Assurés sur des estacas (pieux en aluminium de soixante centimètres), nous progressons régulièrement au fond du couloir, entre deux "meringues" géantes — les bords de la cannelure. L'inclinaison varie selon les récits de 55° à 70°... en fait la pente moyenne semble être de 60° avec une longueur terminale à 65-70°. Nous arrivons au sommet juste à temps pour voir arriver les nuages amazoniens... Les rappels de descente s'effectuent en plein brouillard.


Sommet de l'Alpamayo

Deux grosses journées nous permettent de regagner la ville de Caraz pour prendre un repos bien mérité avant de gravir le Huascaran. Repos qui sera compromis par un tournoi nocturne de basket-ball dans le gymnase tout proche — et la musique qui va avec, nous sommes au Pérou!

Le Huascaran, point culminant du Pérou, présente deux sommets de caractère très différent: le sommet nord (6655 m.), d'aspect rébarbatif — Robert Paragot et ses compagnons on ouvert un itinéraire de grande classe sur sa face nord en 1966 — et le sommet sud (6768 m.), sorte de Mont-Blanc rehaussé de deux mille mètres, qui est naturellement notre objectif. Pour la vallée, le Huascaran est aussi une épée de Damoclès: lors du tremblement de terre de 1970, plusieurs millions de mètres cubes de roches et de glaces se détachèrent du sommet nord et se précipitèrent vers le rio Santa, quatre mille mètres plus bas. Il en résulta un fleuve de boue qui submergea à 300 km/h la ville de Yungay et parvint au cañon del Plato, 65 km en aval. On estime à 80 000 le nombre des victimes dans la vallée. Yungay a été reconstruit à l'écart des coulées; de l'ancienne ville ne subsistent que la façade de l'église... et les quatre palmiers de la Place d'Armes. Rien n'indique qu'un tel éboulement puisse se reproduire dans un avenir proche; rien ne garantit qu'il ne se reproduira pas...

De Musho (3000 mètres), où nous laissent les collectivos, nous traversons des forêts d'eucalyptus pour atteindre le camp de base, établi vers 4300 mètres à la limite des dalles dues à l'érosion glaciaires. Les mules ne vont pas plus haut, plus exactement, à partir d'ici les mules sont les alpinistes (andinistes?). Un camp 1 est établi sur le faux plat du glacier Raimondi (sur un glacier les plats sont toujours faux... essayez d'y monter des sacs de 25 kilos si vous ne voyez pas ce que cela signifie). Un coucher de soleil théâtral nous récompense de nos efforts; a côté de nous, des Japonais (nombreux et disciplinés) filment avec application. La nuit d'étranges lueurs apparaissent à des altitudes improbables sur la Cordillère Noire, et jusque sur les flancs mêmes du Huascaran: les entrées de mines; car il y a bien de l'or au Pérou! Et aussi argent, plomb et métaux divers...


Le Huascaran vu du Pisco

Le camp 2 se situe sur la Garganta, selle neigeuse à 5900 mètres entre les deux sommets du Huascaran. Pour y parvenir, un itinéraire complexe où l'on ne s'attarde guère, les séracs ayant l'air plutôt "actifs" (et dans une zone aussi sismique, on ne sait jamais...) Les Japonais sont là aussi; le lendemain, ceux qui ont survécu aux deux portages et aux deux nuits en altitude s'élancent à l'assaut du sommet sud: une bosse, certes, mais une très très grosse bosse. Les Japonais progressent en bon ordre, cent mètres derrière nous. A force de compter les lacets, puis les pas, puis les demi-pas, on arrive sur le plateau sommital, grand comme un terrain de futbol, juste à temps pour profiter de la vue avant l'arrivée inexorable des nuages — toute la Cordillère Blanche, bien sûr, mais aussi des massifs plus lointains comme la Cordillera Huayhuash (à vos souhaits) et le piémont amazonien.

A la Garganta nous retrouvons les éclopés de la veille, nouveau coucher de soleil au camp 1 (les Japonais filment toujours); le lendemain, Felipe nous sert au camp de base un pollo a la brasa très ressemblant puis nous continuons droit sur Musho, d'où les collectivos nous ramènent à Huaraz. Ouf! ça fait 3700 mètres de dénivelée aller-retour en cinq jours! Le reste du séjour est plus "touristique": visite de Huaraz, achat de poteries à Tarica, ascension du Pisco, remarquable belvédère de 5700 mètres au cœur même de la Cordillère. Nous avons une vue de premier ordre sur les Chacraraju: la raideur des faces en fait clairement une montagne à réserver aux Slovènes (à la rigueur aux Polonais)1

En trois semaines nous avons gravi quatre sommets, ce qui confirme le caractère "alpin" de ces massifs. Bien desservis par la route, ils sont accessibles aux groupes restreints pour des ascensions de quelques jours. Avis aux amateurs...


1 Signalons cependant que l'arête nord du Chacraraju ouest fut gravie en 1956 par une expédition française où figurait Lionel Terray.


Topos

Climbs of the Cordillera Blanca of Peru
David M. Sharman, Whizzo Climbs - Aberdeen, 1995

La Montagne et Alpinisme : numéros en double à vendre